Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/107

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

quatre lignes - leurs douze ou vingt lignes dans les hautes classes - et Becker choisit si bien les lignes et accorda aux élèves tant d’attention qu’à la fin des cinq ans ils savaient réellement un peu d’allemand et de littérature.

Je m’inscrivis parmi les Allemands. Mon frère Alexandre insistait dans ses lettres pour me décider à apprendre l’allemand, parce que la littérature est très riche et que tout livre de valeur est traduit dans cette langue. Je me mis avec ardeur à cette étude. Je traduisais et étudiais à fond une description poétique assez difficile d’un orage ; j’appris par cœur, comme le professeur me l’avait conseillé, les conjugaisons, les adverbes et les prépositions — et je commençai à lire. C’est là une excellente méthode pour l’étude des langues. Becker me conseilla aussi de m’abonner à une revue illustrée bon marché : les illustrations et les courts récits étaient un stimulant continuel à lire quelques lignes ou une colonne par ci par là. Je sus bientôt la langue.

Vers la fin de l’hiver je demandai à Herr Becker de me prêter un exemplaire du Faust de Gœthe. Je l’avais lu dans une traduction russe. J’avais lu aussi la belle nouvelle de Tourgénev, « Faust » ; et maintenant je désirais vivement lire le chef-d’œuvre dans l’original. « Vous n’y comprendrez rien ; c’est trop philosophique, » dit Becker avec son doux sourire ; mais il m’apporta néanmoins un petit livre carré aux pages jaunies par le temps, qui contenait le drame immortel. Il ne sut pas quelle joie infinie ce petit livre me procura. Je bus le sens et la musique de chaque ligne, depuis les tous premiers vers de cette dédicace d’une idéale beauté, et bientôt je sus par cœur des pages entières. Le monologue de Faust dans la forêt et particulièrement les vers où il parle de son intelligence de la nature :

— « Tu m’offris la Nature et la mis sous ma main
En me faisant sentir combien elle était belle.
Tu m’as dit : « Ne sois pas seulement devant elle
Froidement exalté, mais regarde en son sein
Comme au sein d’un ami. »