Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/118

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leur sympathie pour « les opprimés et les maltraités. »

« Il faut avoir un but net dans la vie, » m’écrivit Alexandre un jour. « Sans un but, sans un dessein bien arrêté, la vie n’est pas une vie. » Et il me conseillait de choisir un but qui rendît ma vie digne d’être vécue. J’étais trop jeune alors pour en trouver un ; mais quelque chose d’indéterminé, de vague, de bon, s’éveilla déjà en moi à cet appel, bien que je ne pusse dire encore ce que devait être ce but supérieur.

Notre père nous donnait très peu d’argent de poche, et je n’eus jamais de quoi m’acheter un seul livre. Mais si Alexandre recevait quelques roubles d’une de nos tantes, il n’en dépensait pas un sou pour son plaisir, il achetait un livre et me l’envoyait. Il n’admettait pas qu’on choisît ses lectures au hasard. « Il faut, écrivait-il, avoir une question à poser au livre qu’on va lire. » Mais à cette époque, je ne comprenais pas la valeur de cette remarque, et je ne peux aujourd’hui penser sans étonnement au nombre de livres, souvent d’un caractère tout spécial, que je lisais alors : ils appartenaient à toutes les branches des connaissances humaines, mais surtout à l’histoire. Je ne perdais pas mon temps à lire des romans français depuis qu’Alexandre, des années auparavant, les avait caractérisés d’un mot : « Ils sont stupides et on y parle un mauvais langage. »

Les grandes questions concernant la conception que nous devions nous faire de l’univers — notre weltanschauung, comme disent les Allemands — étaient actuellement les principaux sujets de notre correspondance. Dans notre enfance nous n’avions jamais été religieux. On nous menait à l’église ; mais dans une église russe, dans une petite paroisse ou un village, l’attitude solennelle du peuple est beaucoup plus impressionnante que la messe elle-même. De tout ce que j’avais entendu à l’église, deux choses seulement avaient fait impression sur moi : les douze passages de l’Évangile relatifs à la Passion du Christ qu’on lit en Russie au service du soir, la veille du Vendredi saint, et la courte prière qu’on