Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/129

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devant leur volonté ; mais il ne les considère pas comme des hommes supérieurs, et si un instant après ce même seigneur ou ce fonctionnaire cause avec lui de foin ou de chasse, il conversera avec eux comme un égal avec un égal. En tout cas, je n’ai jamais remarqué chez le paysan russe cette servilité, devenue une seconde nature, avec laquelle un petit fonctionnaire parle à un supérieur, ou un valet à son maître. Le paysan ne se soumet à la force que trop aisément, mais il ne l’adore pas.

* * *

Cet été-là je fis le voyage de Nikolskoïé à Moscou d’une manière toute nouvelle pour moi. Comme il n’y avait pas de chemin de fer entre Kalouga et Moscou, un homme nommé Bouc avait installé un service de voitures entre les deux villes. Mes parents ne songeaient jamais à faire le voyage de cette manière : ils avaient leurs chevaux et leurs moyens de transport. Mais quand mon père, pour épargner à ma belle-mère un double voyage, me proposa, presque par plaisanterie, de faire seul la route par une voiture de Bouc, j’acceptai son offre avec le plus grand plaisir.

La diligence n’était occupée que par une vieille marchande très grosse et moi, assis sur les bancs de derrière, et par un ouvrier et un humble marchand placés en avant. Je trouvai le voyage très agréable — d’abord parce que je voyageais seul (je n’avais pas encore seize ans), et ensuite parce que la vieille dame qui avait apporté avec elle pour un voyage de trois jours un immense panier plein de provisions, me régalait de toutes sortes de friandises. Pendant tout le parcours tout me parut délicieux. Mais le souvenir d’une soirée est resté particulièrement précis dans mon esprit. Nous arrivâmes à la nuit dans un grand village et nous fîmes halte à une auberge. La vieille dame se commanda un samovar, tandis que je sortis dans la rue, errant au hasard. Une petite « auberge blanche », où l’on donne de la nourriture, mais non des boissons alcooliques, attira