Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/154

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esclavage ; mais le parti du servage serrait de plus en plus les rangs autour de l’empereur et gagnait peu à peu du terrain. On murmurait à ses oreilles que le jour où le servage serait aboli, les paysans commenceraient à tuer en masse les propriétaires fonciers, et que la Russie verrait alors un nouveau soulèvement de Pougatchov, beaucoup plus terrible que celui de 1773. Alexandre, qui était un caractère faible, ne prêtait que trop volontiers l’oreille à ces prédictions.

Mais la machine qui devait élaborer la loi d’émancipation avait été mise en mouvement. Les comités tenaient leurs séances ; par douzaines des projets d’émancipation adressés à l’empereur circulaient en manuscrits ou étaient imprimés à Londres. Herzen, aidé de Tourguénev, qui le tenait au courant de tout ce qui se passait dans les sphères gouvernementales discutait dans sa Clocheet dans son Étoile polaireles détails des différents projets, et Tchernychévsky en faisait autant dans le Contemporain (Sovreménnik). Les slavophiles, surtout Askakov et Bélyaïev, avaient profité des premiers moments de la liberté relative accordée à la presse pour donner à la question une vaste publicité en Russie, et pour discuter en connaissance de cause le côté technique de la question de l’émancipation. Tout le Pétersbourg intellectuel était avec Herzen, et surtout avec Tchernychévsky, et je me souviens que les officiers des Chevaliers-Gardes, que je voyais le dimanche, après la revue qui suivait la messe, chez mon cousin Dimitri Nikolaïevitch Kropotkine, aide-de-camp de ce régiment et aide-de-camp de l’empereur, prenaient fait et cause pour Tchernychévsky, le représentant du parti avancé dans la lutte pour l’émancipation.

Tout Pétersbourg, les salons comme la rue, avait si bien pris position qu’il était impossible de reculer. Les serfs devaient être affranchis ; et un autre point important était gagné : les serfs libérés recevraient, outre leurs maisons, la terre qu’ils avaient jusque-là cultivée pour eux-mêmes.