Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/206

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

osé ajouter un seul mot à l’ordre mystérieux. Cela signifiait-il que Koukel devait être emmené à Pétersbourg entre deux gendarmes et y être emmuré dans cet immense sépulcre de pierre, la forteresse Pierre et Paul ? Tout était possible. Plus tard nous apprîmes qu’on avait eu cette intention ; et elle aurait été mise à exécution sans l’intervention énergique du comte Nicolas Mouraviev, le « conquérant de l’Amour », qui supplia personnellement le tsar d’épargner ce triste sort à Koukel.

Notre séparation d’avec Koukel et sa charmante famille ressembla à des funérailles. Mon cœur était bien gros. Non seulement je perdais en lui un ami cher, mais je sentais aussi que ce départ était la fin de toute une époque pleine d’espérances longuement caressées - « pleines d’illusions », comme ce fut bientôt la mode de s’exprimer.

Je ne me trompais pas. Vint un autre gouverneur, un brave homme « qui ne voulait pas d’histoires ». Avec un redoublement d’énergie, voyant qu’il n’y avait pas de temps à perdre, je complétai nos projets de réforme du système de déportation et du self-government municipal. Le gouverneur présenta des objections sur quelques points, pour la forme, mais il finit par signer les projets et il les envoya aux bureaux de la capitale. Mais à Pétersbourg on ne demandait plus de réformes. Notre projet est encore enterré dans les cartons avec des centaines d’autres venus de tous les coins de la Russie. Quelques prisons « améliorées », encore plus terribles que celles qui ne l’étaient pas encore, furent construites dans les capitales, pour qu’on pût les montrer lors des congrès pénitentiaires aux étrangers distingués ; mais tout le reste, y compris tout le système de déportation, fut trouvé par George Kennan en 1886 exactement dans le même état que lorsque je quittai la Sibérie en 1867. Ce n’est qu’aujourd’hui, après trente-six ans écoulés, que l’on introduit en Sibérie les tribunaux réformés et une parodie de self-government ; et l’on vient encore (en 1897) de nommer des comités pour étudier le système de déportation.