Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/214

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

désespérée que ne le fut par moi cette lourde embarcation. La brume qui voilait la belle rivière à cette heure matinale ajoutait encore à la poésie du spectacle. C’était mon ami, l’officier de Cosaques, qui avait compris d’après le tableau que je lui faisais de la situation, qu’aucune force humaine ne pourrait éloigner la barque du rocher et que l’embarcation était perdue. Il avait pris une barque vide que par hasard il avait sous la main et il l’amenait pour y placer la cargaison de mon embarcation condamnée. Le trou fut bouché, on pompa l’eau et la cargaison fut transférée sur la nouvelle barque qu’on avait attachée côte à côte avec la mienne. Le lendemain, je pus continuer mon voyage. Ce petit incident fut pour moi d’un grand profit, et je fus bientôt arrivé à destination, sans autres aventures dignes d’être relatées. Chaque soir nous cherchions un emplacement où la rive escarpée fût cependant relativement basse, afin de nous y arrêter avec les barques pour y passer la nuit, et nous allumions bien vite nos feux sur les bords de la rivière claire et rapide, dans un cadre d’admirables montagnes. Le jour, on ne pouvait guère imaginer un voyage plus agréable qu’à bord d’une barque qui descendait paresseusement au fils de l’eau, sans aucun des bruits de vapeur. De temps en temps on n’avait qu’à donner un coup de barre pour se maintenir au milieu du courant. Celui qui aime la nature admirera comme l’un des plus beaux paysages du monde le cours inférieur de la Chilka et la portion du cours de l’Amour qui vient ensuite. Qu’on se figure un fleuve limpide, large et rapide qui coule au milieu de montagnes à pic, couvertes de forêts et se dressant à plusieurs milliers de pieds au-dessus de l’eau. Mais il en résulte que les communications le long de la rive, à cheval, par un sentier étroit, sont extrêmement difficiles. C’est ce que j’appris à mes dépens pendant l’automne de 1863. Dans la Sibérie orientale les sept dernières stations le long de la Chilka, espacées sur une longueur d’environ cinquante lieues, sont connues sous le nom des Sept-Péchés