Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/231

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sur l’obo. Les dieux des païens inspirent en général une certaine crainte aux Russes. Il ne les estiment guère, mais ces dieux, disent-ils, sont de méchantes créatures, portées au mal, et il n’est jamais bon d’être en mauvais termes avec eux. Il est bien préférable de les corrompre par quelques témoignages de respect.

— « Regardez donc ; voici un drôle d’arbre : cela doit être un chêne, » s’écriaient-ils comme nous descendions la rampe. C’est qu’en effet le chêne ne croît pas en Sibérie ; on n’en trouve pas avant d’arriver aux pentes orientales du grand plateau.

« Tiens, des noyers ! » s’écriaient-ils ensuite. « Et qu’est ce que cet arbre-là ? » demandaient-ils en regardant un tilleul ou quelque arbre également inconnu en Sibérie, mais que je savais faire partie de la flore mandchoue. Ces hyperboréens, qui, depuis des siècles, rêvaient des pays chauds et les voyaient enfin, étaient enchantés. Couchés sur le sol couvert d’un épais tapis d’herbe, ils le caressaient des yeux, — ils l’auraient baisé. Maintenant ils brûlaient du désir d’atteindre l’Amour le plus tôt possible. Lorsque, quinze jours plus tard, nous allumâmes notre dernier feu de bivouac à moins de huit lieues du fleuve, ils étaient impatients comme des enfants. Ils se mirent à seller leurs chevaux quelques instants après minuit et me pressèrent de partir longtemps avant l’aube, et lorsqu’enfin nous pûmes d’une hauteur embrasser d’un coup d’œil le puissant fleuve, les yeux de ces sibériens si peu impressionnables, ordinairement fermés à la poésie, brillaient d’une flamme poétique à la vue des flots bleus du majestueux Amour. Il était évident que, tôt ou tard, avec ou sans l’appui du gouvernement russe, ou même contre son désir, les deux rives de ce fleuve — aujourd’hui désert, mais riche d’espérances — ainsi que les immenses étendues inhabitées du nord de la Mandchourie, seraient envahis par des colons russes, tout comme les bords du Mississippi furent colonisés par les voyageurs canadiens.

Entre-temps, le vieux Chinois avec qui nous avions