Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/269

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Chouvalov tirait tout le parti possible de l’état d’esprit de son maître. Il préparait mesure de réaction sur mesure de réaction, et si Alexandre montrait quelque velléité de refuser sa signature, Chouvalov parlait de la prochaine révolution et du sort de Louis XVI, et « pour le salut de la dynastie » il le suppliait d’approuver ces nouvelles dispositions qui complétaient les lois de répression. De temps en temps, la tristesse et le remords assiégeaient l’esprit d’Alexandre. Il tombait en une sombre mélancolie, et parlait d’un ton triste du brillant début de son règne et de la tournure réactionnaire qu’il avait prise par la suite. Alors Chouvalov organisait une chasse à l’ours tout particulièrement animée. Des chasseurs, de joyeux courtisans, des voitures emplies de demoiselles du corps de ballet se rendaient aux forêts de Novgorod. Quelques ours étaient tués par Alexandre II, qui était bon tireur et avait coutume de laisser l’animal approcher jusqu’à une distance de quelques mètres de son fusil. Alors, dans l’excitation produite par le plaisir de la chasse, Chouvalov obtenait le consentement de son maître pour tous les projets de répression qu’il avait inventés.

Alexandre II n’était certainement pas un homme médiocre ; mais deux hommes différents vivaient en lui, tous deux fortement développés et luttant l’un contre l’autre. Et cette lutte intime devint de plus en plus violente à mesure qu’il avança en âge. Il pouvait être charmant dans ses manières, et l’instant d’après déployer une brutalité extrême. Il possédait un courage calme et raisonné en face d’un réel danger, mais il vivait dans la crainte constante de dangers qui n’existaient que dans son imagination. Il n’était certainement pas lâche ; il faisait face bravement à un ours : un jour que l’animal ne fut pas tué immédiatement par sa première balle, et que l’homme qui se tenait derrière lui avec une lance s’élança en avant mais fut terrassé par l’ours, le tsar vint à son secours et tua l’ours à bout portant (je tiens le fait de l’homme lui-même) ; et cependant toute sa vie il fut hanté par les terreurs nées de sa propre imagination