Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/324

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hommes de cette époque payaient un large tribut à ces produits de la période de servage.

La loi n’a pas de prise sur ces choses. Un énergique mouvement social était seul capable de réformer les habitudes et les mœurs et la vie journalière en attaquant le mal dans sa racine ; et en Russie ce mouvement — cette révolte de l’individu — prit un caractère beaucoup plus énergique et plus impétueux dans sa critique de l’état de choses existant que dans tout autre pays de l’Europe occidentale ou de l’Amérique. Tourguénev lui donna le nom de « Nihilisme » dans son célèbre roman, « Pères et Fils », et ce nom fut accepté généralement.

Ce mouvement a été souvent mal compris dans l’ouest de l’Europe. Dans la presse, par exemple, on a confondu nihilisme et terrorisme. Les troubles révolutionnaires qui éclatèrent en Russie vers la fin du règne d’Alexandre II et aboutirent à la mort tragique du tsar, sont constamment désignés sous le nom de nihilisme. C’est pourtant une erreur. Confondre le nihilisme avec le terrorisme est une méprise aussi grave que d’identifier un mouvement philosophique comme le stoïcisme ou le positivisme avec un mouvement politique, tel, par exemple, que le républicanisme.

Le terrorisme est né de certaines conditions spéciales de la lutte politique, à un moment donné de l’histoire. Il a vécu et a pris fin. Il peut renaître et disparaître encore. Mais le nihilisme a mis son empreinte sur la vie tout entière des classes cultivées de la Russie et cette empreinte persistera pendant de nombreuses années. C’est le nihilisme qui, dépouillé de ce qu’il y a en lui d’exagéré — l’exagération était inévitable dans un mouvement de cette sorte provoqué par la jeunesse — donne encore actuellement à la vie d’une grande partie des classes cultivées de la Russie un certain caractère particulier que nous autres Russes regrettons de ne pas trouver dans la vie de l’Europe Occidentale. C’est le nihilisme aussi qui dans ses manifestations variées donne à un grand nombre de nos écrivains cette sincérité