Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/327

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quelque temps un hôte assidu de ces soirées, mais peu à peu, ayant à travailler, je cessai d’y aller. Un soir, comme je ne m’y étais pas montré pendant plusieurs semaines de suite, une des dames présentes demanda à un jeune homme de mes amis pourquoi je ne venais plus à leurs réunions. « Il monte maintenant à cheval quand il veut prendre de l’exercice, » répondit mon ami un peu rudement. — Mais il pourrait venir passer quelques heures avec nous, sans danser, se permit de remarquer une dame. — Que viendait-il faire ici ? répliqua mon ami, le nihiliste. — Causer avec vous de mode et de chiffons ? Il en avait assez de ces niaiseries. — Mais il fréquente pourtant de temps en temps mademoiselle X***, remarqua timidement une des jeunes dames présentes. — En effet, mais mademoiselle X***, c’est une jeune fille studieuse, répliqua sèchement mon ami, il l’aide à apprendre l’allemand. » Je dois ajouter que cette rebuffade évidemment grossière eut pour effet que les jeunes filles d’Irkoutsk se mirent aussitôt à nous assiéger, mon frère, mon ami et moi, de questions sur ce que nous leur conseillions de lire ou d’étudier. Le nihiliste parlait à tous ceux qu’il connaissait avec la même franchise, leur disant que leurs bavardages sur « les pauvres gens » n’étaient que pure hypocrisie, tant qu’ils vivaient du travail mal rétribué de ces gens, qu’ils plaignaient à leur aise tout en bavardant dans leurs salons richement décorés ; et avec la même franchise un nihiliste déclarait à un haut fonctionnaire que celui-ci ne se souciait pas le moins du monde du bien-être de ses subordonnés, mais qu’il était simplement un voleur.

Le nihiliste montrait une certaine rudesse, quand il reprochait à une femme d’aimer les bavardages futiles et de se montrer fière de ses manières élégantes et de ses toilettes recherchées, ou quand il disait sans ambages à une jeune fille : « Comment n’avez-vous pas honte de dire de pareilles sornettes et de porter un chignon de faux cheveux ? » Il désirait trouver dans la femme une camarade, une personnalité humaine — non une poupée ou un mannequin — et il se refusait absolument