Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/329

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d’hommes et de femmes, qui sont également libres et consacrent leur vie à une grande cause. Les nihilistes se reconnaissaient bien mieux dans les hommes et les femmes que Tchernychevsky a mis en scène dans son roman « Que faire ? » inférieur sans doute au point de vue artistique mais qui par ses idées exerça une influence considérable sur la jeunesse russe.

« Amer est le pain fait par les esclaves », a écrit notre poète Nekrasov. La jeune génération refusait positivement de manger ce pain, et de jouir des richesses accumulées dans leurs maisons paternelles par le travail des serfs, que les ouvriers fussent de véritables serfs ou des esclaves salariés du système industriel existant.

Toute la Russie apprit avec étonnement, par l’acte d’accusation produit devant le tribunal contre Karakosov et ses amis, que ces jeunes gens, propriétaires de fortunes considérables, vivaient à trois ou à quatre dans la même chambre, ne dépensant pas plus de dix roubles (25 francs) chacun par mois pour leur entretien, et donnant tout leur argent aux coopératives de consommation, aux coopératives de production où ils travaillaient eux-mêmes, et à d’autres institutions analogues. Cinq ans plus tard, des milliers et des milliers de jeunes gens — la meilleure partie de la jeunesse russe - imitaient cet exemple. Leur mot d’ordre était : « V narod ! » (allez au peuple : soyez le peuple).

Dès 1860, dans presque chaque famille riche une lutte acharnée s’engagea entre les pères, qui voulaient maintenir les anciennes traditions, et les fils et les filles qui défendaient leur droit de disposer de leur vie suivant leur propre idéal. Les jeunes gens quittaient le service militaire, le comptoir, l’atelier et affluaient dans les villes universitaires. Des jeunes filles, issues des familles les plus aristocratiques, accouraient sans un sou à Pétersbourg, à Moscou et à Kiev, avides d’apprendre une profession qui les affranchît du joug domestique, et un jour, peut-être, même du joug du mari. Beaucoup d’entre elles parvenaient à conquérir cette