Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/34

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des filles d’un amiral de la flotte de la Mer Noire — une jeune fille au profil grec classique, qu’on disait très belle. Notre père accepta, et son second mariage, comme le premier, fut célébré en grande pompe.

« Vous autres jeunes gens, vous n’entendez rien à ces sortes de choses », concluait-il après m’avoir conté l’histoire une nouvelle fois d’un air sarcastique très fin que je n’essayerai pas de reproduire. « Mais sais-tu ce que signifiait en ce temps-là un commandant de corps d’armée — et en particulier ce diable borgne, comme nous l’appelions, venant lui-même proposer sa nièce ? Naturellement elle n’avait pas de dot. Elle n’avait pour tout bien qu’une grande malle pleine de colifichets de femme et cette Martha, sa seule serve, noire comme une tsigane, assise sur la malle. »

Je n’ai gardé aucun souvenir de ce mariage. Je me rappelle seulement un grand salon dans une maison richement meublée, et dans cette pièce une jeune dame, attrayante, mais avec une physionomie méridionale trop accentuée, folâtrant avec nous et disant : « Vous voyez quelle joyeuse maman vous aurez en moi ; » à quoi Sacha et moi répondions d’un air maussade : « Notre maman s’est envolée au ciel. » Cet enjouement nous semblait décidément suspect.

* * *

L’hiver vint et une nouvelle vie commença pour nous. Notre maison fut vendue et on en acheta une nouvelle qu’on meubla entièrement à neuf. Tout ce qui pouvait rappeler notre mère disparut : ses portraits, ses tableaux, ses broderies. C’est en vain que madame Burman implora la faveur de rester attachée à la maison et promit de se dévouer comme à son propre enfant au bébé qu’attendait notre belle-mère : elle fut renvoyée. On lui dit : « Je ne veux plus rien garder dans ma maison de ce qui rappelle les Soulima. » Toutes nos relations avec nos oncles et tantes et avec notre grand’mère furent rompues. Ouliana épousa Frol, qui devint majordome, tandis qu’elle fut nommée femme de charge ; et pour notre éducation