Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/456

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mais plus je vis et plus je me persuade que notre principale difficulté ne réside pas tant dans le besoin d’argent que dans l’absence d’hommes, marchant avec fermeté et constance dans le droit chemin vers un but déterminé et inspirant les autres. Pendant vingt et un ans, notre journal n’a cessé de vivre au jour le jour, et, dans presque chaque numéro, nous faisions des appels de fonds à la première page ; mais tant qu’il y a des hommes qui persévèrent et consacrent toute leur énergie à une oeuvre, comme Herzig et Dumartheray l’ont fait à Genève, et comme Grave l’a fait depuis seize ans à Paris, l’argent vient et les dépenses d’impression sont plus ou moins couvertes, principalement grâce aux sous des ouvriers. Pour un journal, comme pour toute autre entreprise, les hommes sont d’une importance infiniment plus grande que l’argent.

Nous établîmes notre imprimerie dans une étroite pièce, et notre compositeur fut un Petit-Russien qui se chargea de composer notre journal pour la modique somme de soixante francs par mois. Du moment qu’il avait de quoi faire un dîner frugal et de quoi aller entendre de temps en temps un opéra, il n’en demandait pas davantage. « Est-ce que vous allez aux bains, Jean ? » lui demandai-je un jour que je le rencontrai à Genéve dans la rue, portant sous son bras un paquet enveloppé de papier brun. « Non, je déménage, » me répondit-il de sa voix mélodieuse, avec son sourire habituel.

Malheureusement, il ne savait pas le français. J’écrivais mon manuscrit de ma plus belle écriture — songeant souvent avec regret au temps que j’avais perdu à l’école pendant les leçons de calligraphie de notre bon Ebert — mais Jean lisait un manuscrit français de la façon la plus fantastique et composait les mots les plus extraordinaires qui étaient de son invention ; cependant, comme il observait bien ses espaces et que la longueur de ses lignes n’avait pas besoin d’être modifiée en faisant les corrections, il suffisait de changer une douzaine de lettres par ligne et tout marchait très gentiment. Nous