Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/510

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remercier de mon intervention, avec une effusion vraiment orientale. Ma femme eut pitié de lui et lui parla en différentes langues, mais il ne comprenait que le grec moderne. Il se trouva à la fin qu’il savait quelques mots des langues parlées par les Slaves du sud et nous comprîmes qu’il disait : « Je suis Grec, ambassade turque, à Londres ». Nous lui fîmes comprendre, surtout par signes, que nous allions aussi à Londres et qu’il pouvait faire le voyage avec nous.

Le plus amusant de l’histoire fut que je finis réellement par lui trouver l’adresse de l’ambassade turque, avant d’arriver à la gare de Charing Cross. Le train s’était arrêté en cours de route à quelque station et deux dames élégantes étaient montées dans notre compartiment de troisième classe qui était déjà au complet. Toutes deux avaient des journaux à la main. L’une était anglaise, et l’autre — une jolie personne à la taille svelte, qui parlait bien français — se donnait pour une anglaise. Après avoir échangé quelques mots avec moi, elle me demanda à brûle-pourpoint : « Que pensez-vous du comte Ignatiev ? » Et immédiatement après : « Allez-vous tuer bientôt le nouveau tsar ? » Je savais à quoi m’en tenir sur sa profession après ces deux questions ; mais songeant à mon prêtre, je lui dis : « Connaissez-vous par hasard l’adresse de l’ambassade de Turquie ? » — Telle rue, tel numéro, répondit-elle sans hésitation, comme une écolière qui récite sa leçon. « Vous pourriez, je suppose, me donner aussi l’adresse de l’ambassade de Russie ? — lui demandai-je et celle-ci m’ayant été donnée avec la même promptitude, je les communiquai toutes deux au prêtre. A notre arrivée à Charing Cross, la dame s’occupa avec tant d’empressement et d’obséquiosité de mon bagage, — elle voulait même porter avec ses mains gantées une lourde valise — que je lui dis finalement, à sa grande surprise : « Cela suffit ; les dames ne portent pas les bagages des messieurs. Allez-vous-en. »

Mais pour en revenir à mon espion français digne de foi, voici la suite de son rapport : « Il descendit à Charing