Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/61

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ceinture sur l’habit. Mais lorsque, quelques jours plus tard, ils étaient sur la grande route, et si surtout ils savaient que notre père resterait encore quelques jours à Moscou, ces hommes et ces femmes, — accoutrés de toutes sortes de vêtements impossibles, ceints de mouchoirs de coton, brûlés par le soleil ou dégouttants de pluie, s’aidant pour marcher de bâtons coupés dans les bois, — tous ces gens ressemblaient plutôt à une bande de bohémiens en marche qu’au personnel d’un riche propriétaire foncier. Mais en ces temps-là, de chaque maison partait une semblable caravane, et quand nous voyions une file de serviteurs s’avançant dans une de nos rues, nous savions aussitôt que les Apoukhtines ou les Prianichnikovs partaient pour leurs terres.

Les chariots étaient partis, mais la famille ne bougeait pas encore. Nous étions tous malades d’attente ; mais père continuait d’écrire d’interminables ordres aux régisseurs de ses domaines, et je les copiais alors avec application dans le gros « livre pour l’extérieur. » Enfin l’ordre de partir était donné. On nous appelait en bas. Mon père lisait à haute voix l’ordre de marche, adressé à la princesse Kropotkine, épouse du prince Aléxéi Pérovitch Kropotkine, colonel et commandeur, ordre où les arrêts à faire pendant ces cinq jours de voyage étaient dûment énumérés. Il est vrai que l’ordre était écrit pour le 30 mai et le départ fixé à neuf heures du matin, bien que mai fût passé et que le départ eût lieu l’après-midi. Cela renversait tous les calculs. Mais, comme c’est l’usage dans les ordres de marche des armées, ce fait avait été prévu, et il y était remédié dans le paragraphe suivant :

« Si cependant, contrairement à notre attente, le départ de votre altesse n’avait pas lieu au jour et à la date précités, vous êtes autorisée à agir au mieux de votre jugement et de sorte que le voyage s’accomplisse dans les meilleures conditions. »

Alors tous ceux qui étaient présents, la famille et les serviteurs, s’asseyaient un instant, faisaient le signe de