Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/79

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le directeur, peut-être une des gloires de la Russie, et ce serait un honneur pour vous d’avoir donné un tel homme à la science russe. »

— « J’ai besoin de lui pour mes terres, » répondit mon père à toutes les démarches qu’on faisait près de lui en faveur du jeune homme. En réalité, étant donné les méthodes primitives de culture qui étaient alors en usage, Guérasime Krouglov était absolument inutile. Il arpenta le domaine, mais lorsque ce fut fait on lui donna l’ordre de rester dans l’antichambre et pendant nos repas de se tenir derrière nous, une assiette à la main. Naturellement Guérasime en souffrait beaucoup ; ses rêves le portaient vers l’université, les études scientifiques. Son regard trahissait son mécontentement, et notre belle-mère semblait prendre un plaisir tout particulier à le froisser en toute occasion. Un jour d’automne, un coup de vent ayant ouvert la porte cochère, elle lui cria : « Garaska, va fermer la porte. »

Ce fut la dernière goutte qui fit déborder le vase. Il répondit : « Vous avez un portier pour cela, » et il s’en alla.

Ma belle-mère courut à la chambre de mon père et lui cria : « Vos valets m’insultent dans votre maison ! »

Immédiatement Guérasime fut arrêté et enchaîné, pour être envoyé au régiment. Ses adieux à ses vieux parents furent une des scènes les plus déchirantes que j’aie jamais vues.

Mais cette fois le destin prit sa revanche. Nicolas Ier mourut, et le service militaire devint plus supportable. On remarqua bientôt les grandes aptitudes de Guérasime et au bout de quelques années il était l’un des principaux employés, la véritable cheville ouvrière, d’un des bureaux du Ministère de la Guerre. Or il arriva que mon père, qui était absolument honnête, et qui, en un temps où presque tous étaient accessibles à la corruption et faisaient fortune, ne s’était jamais laissé corrompre, se départit un jour des règles strictes du service afin d’obliger le commandant de son corps d’armée et consentit