Page:Kropotkine - Un temps d’arrêt, paru dans les Temps nouveaux, 25 mai 1895.djvu/3

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l’influence de l’Allemagne qui entrait à peine dans le cercle des nations industrielles de l’Occident et sortait seulement des tenailles du pouvoir absolu.

On maintint toujours ce but final dans les considérants théoriques du socialisme. Mais on élabora à côté un programme, tout autre, pour la pratique de tous les jours.

On fit à peu près comme l’Église chrétienne avait fait autrefois, lorsqu’elle affirma un idéal supérieur de « chrétien » mais admit en même temps que cet idéal était impossible à atteindre de sitôt ; et, par conséquent, à côté de cet idéal, dont on parle encore le dimanche, elle accepta un idéal pour les jours de la semaine, celui du chrétien qui pratique l’individualisme à outrance, et mitige son individualisme par de douces paroles sur « l’amour du prochain » et par l’aumône.

On fit quelque chose de semblable pour le socialisme. À côté de l’idéal, dont on parle les jours de fête, on plaça l’idéal de tous les jours : la conquête des pouvoirs dans l’État actuel, la législation pour protéger l’esclave salarié contre les écarts par trop brutaux de l’exploitation, et une certaine amélioration du sort de certaines catégories de travailleurs privilégiés.

Républicain en Allemagne, gréviste ou coopérateur en Angleterre et en Belgique, plus ou moins communaliste en France, — pourquoi le socialisme ne se maintiendrait-il pas, en effet, avec sa division subtile entre l’idéal des jours fériés et la pratique des jours de travail ?

Et puis, étant donné l’esprit arriéré des masses, leur incapacité de comprendre le « socialisme scientifique », — n’y avait-il pas tout avantage à grouper, organiser les masses sur des questions de moindre importance, et faire infiltrer, entre temps, les principes du socialisme ? Entamer la législation, faite jusqu’ici au profit des classes possédantes, pour habituer les esprits à une législation faite au profit de tous ? Et ainsi de suite… Chacun saura lui-même, s’il y tient, renchérir sur ces arguments, si souvent répétés.

Sur ces principes, la propagande socialiste fut lancée ; elle fut faite sur une large échelle, et on en connaît les résultats.

Bons ou mauvais, nous ne nous arrêterons pas ici pour les apprécier. Ce qu’il nous importe de constater, c’est que la propagande socialiste ne peut plus marcher sur ces principes. On veut, dans les masses ouvrières, en savoir plus long sur le but à atteindre, et des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour demander : Où l’on va ? où et comment veut-on arriver ?