Page:L'âme russe, contes choisis, trad Golschmann et Jaubert, 1896.djvu/12

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Les gagnants mangèrent de grand appétit ; les autres, dans leur préoccupation, restèrent assis devant leur assiette vide. Mais sous l’influence du champagne, la conversation s’anima et tout le monde y prit part.

— Eh bien, Sourine ? demanda l’amphitryon.

— J’ai perdu, comme toujours. Il faut avouer que j’ai du guignon. J’ai beau jouer de sang-froid, sans jamais m’irriter, sans jamais perdre la tête, je n’en gagne pas davantage.

— Et Hermann, comment est-il ? dit l’un des invités en désignant un jeune officier du génie. Jamais il ne touche une carte, jamais il ne fait un paroli, et jusqu’à cinq heures il demeure avec nous à suivre notre jeu.

— Le jeu m’intéresse fort, répondit Hermann, mais je ne veux pas sacrifier le nécessaire en vue d’un superflu aléatoire.

— Hermann est un Allemand, il est économe, voilà tout ! fit observer Tomsky… Qui je ne comprends pas, c’est ma grand’mère, la comtesse Anna Fedorovna.

— Comment ? Quoi ? s’écrièrent les invités.

— Je ne puis comprendre, reprit Tomsky, pourquoi ma grand’mère ne ponte pas.

— Mais quoi d’étonnant, objecta Naroumov, qu’une personne de quatre-vingts ans ne ponte pas ?

— Vous ne savez donc rien !

— Non, vraiment, rien !

— Oh ! alors, écoutez ! « Il faut vous dire que ma grand’mère, il y a quelque soixante ans, était allée à Paris, où elle devint à la mode. Le peuple se précipitait pour voir la Vénus mos-