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Page:L'Ermitage, revue de littérature et d'art, janvier à juin 1905.djvu/101

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Il se retourna sur la couverture, mit sa tête entre ses poings et continua :

— Sur l’âme que j’ai perdue et sur la conscience que j’ai tuée, je vous déclare que je suis incapable de sentir ! Je suis comme les dieux, connaissant le bien et le mal, mais à l’abri de l’un et de l’autre. Est-ce enviable ou ne l’est-ce pas ?

Lorsqu’un homme a perdu l’avertissement du « mal aux cheveux », il faut qu’il soit en mauvaise posture. Je répondis, en regardant Mac Intosh sur sa couverture, les cheveux sur les yeux et la lèvre d’un blanc bleuté, que je ne pensais pas que ladite insensibilité en valût le coup.

— Par pitié, ne dites pas cela ! Je vous le répète, c’est bon et on ne peut plus enviable. Pensez à mes consolations !

— En avez-vous donc autant que cela, Mac Intosh ?

— Certainement ; vos essais de sarcasme, de ce sarcasme qui est essentiellement l’arme d’un homme cultivé, sont un peu jeunes. Premièrement, mes connaissances, ma science classique et littéraire, effacées peut-être par des libations immodérées — ce qui me rappelle que, avant la visite de mon âme chez les dieux, hier au soir, j’ai vendu les œuvres choisies d’Horace que vous m’aviez prêtées avec tant de bienveillance. C’est Ditta Mull, le marchand d’habits, qui les a. Elles m’ont rapporté dix annas, et on pourrait les racheter pour une roupie — mais tout de même infiniment supérieures aux vôtres. Secondement, l’affection fidèle de Mrs Mac Intosh, la meilleure des épouses. Troisièmement, le monument, plus durable que l’airain, que j’ai élevé dans les sept années de ma dégradation.

Il s’arrêta ici, et se traîna à travers la chambre, en quête d’une gorgée d’eau. — Il était fort peu solide et avait mal au cœur.

Il fit allusion plusieurs fois à son « trésor » — quelque grand bien qu’il possédait — mais je pris cela pour le délire de la boisson. Il était aussi pauvre et aussi orgueilleux que possible. Ses façons n’avaient rien de plaisant, mais il en savait assez sur les indigènes, parmi lesquels sept années de sa vie s’étaient écoulées, pour que sa connaissance en valût la peine. Il avait l’habitude de se moquer de Strickland[1] comme d’un homme

  1. Strickland, agent de police indien, familier aux lecteurs de M. Rudyard Kipling. Voir Kim.