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TOLSTOÏ ET SES TRADUCTEURS


Ce qui m’a le plus indigné en Russie, lors d’un petit voyage que je fis il y a six ans, c’est la censure des livres et journaux telle qu’elle est exercée partout par le Saint Synode. Même dans le Times de Londres, que je lisais dans la salle de lecture du Slavianski Bazar, hôtel principal de Moscou, j’ai trouvé des paragraphes entiers biffés, noircis, caviarés comme disent les Russes, et jamais de ma vie je n’ai été plus intrigué à savoir ce qui se cachait sous ces taches impénétrables d’encre indélébile. À la vérité, cette manière de traiter tout le monde en enfants a quelque chose de révoltant. Quel bonheur, pensai-je alors, d’être né Français, Anglais ou Américain, avec le droit héréditaire de lire ce que bon nous semble ! J’avouerai toutefois que, depuis l’accueil fait au dernier roman du comte Léon Tolstoï, Résurrection, par les éditeurs d’Europe et d’Amérique, je me suis un peu ravisé, en ce qui concerne notre supériorité sur ce point. L’esprit de la censure russe pénètre dans tous les pays ; il se trouve des succursales du Saint Synode dans presque toutes les capitales du monde, et cet index expurgatorius moderne n’est pas du tout l’œuvre des gouvernements, mais bien celle des simples particuliers, — éditeurs, rédacteurs, traducteurs, — lesquels, en faisant des mutilations monstrueuses, croient aller au-devant des désirs de leur clientèle. Il en résulte que partout on trouve de Résurrection des traductions absolument dénaturées. Partout on constate des coupures, des changements, des atténuations de pensée, partout on devine la censure plus ou moins inhospitalière et brutale. Le grand Moscovite a dû subir des procédés de nature à blesser l’amour-propre d’une bien moindre personnalité. Au moins pouvons-nous tirer parti de ces actes vexatoires pour faire la comparaison des coupures pratiquées par les divers traducteurs et en déduire les caractéristiques nationales des responsables.

Il y a lieu de remarquer, tout d’abord, que Résurrection est moins un roman qu’un réquisitoire dressé par-devant le Tribunal de la conscience contre presque toutes les institutions les plus vantées de la civilisation actuelle. L’auteur attaque l’armée, la magistrature, l’Église, la société avec toute la puissance de son talent. Il cherche partout le côté faible de notre système gouvernemental et lui fait une guerre sans trêve. Il démontre de façon décisive que la plupart des maux de l’humanité résultent de la violence des gouvernants, de leur système pénal, de leurs privilèges, de leurs guerres. Sans cet objectif, il n’aurait plus de