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Page:L'oeuvre du Divin-Aretin - Partie I.djvu/165

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LES RAGIONAMENTI

ouvrir opère son entrée en crachant. De prime abord, il me dit : « Je suis venu, croyant trouver avec toi l’un de ces deux gredins ; si je l’y avais rencontré, le moindre morceau qu’il y laissait, c’était l’oreille. » Et ne va pas croire, parce qu’il parlait comme cela, qu’il aurait donné un coup de pied au cul à Castruccio[1]. La meilleure preuve, c’est que le mot entendu par le peintre, qui ne savait rien du courtisan blotti près de lui, et par le courtisan, qui ne soupçonnait pas davantage le peintre, tous deux s’élancèrent hors de leur cachette pour faire rétracter le bravache qui, en les apercevant, voulut aussitôt se sauver à reculons ; il mit le pied sur la première marche de l’escalier et dégringola jusqu’en bas ; eux, que la fureur empêchait de voir clair, tombèrent par dessus lui. Il en résulta entre ces trois hommes, qui se haïssaient à mort, tous roulés en paquet, une bataille à trois si épouvantable qu’une foule de gens accoururent au tumulte ; mais on ne pouvait entrer les séparer ; ils tenaient la porte si bien fermée avec leurs épaules qu’impossbile de l’ouvrir. Les cris augmentaient, la foule aussi : le hasard voulut que le Gouverneur vint à passer : il fit jeter la porte par terre, empoigna mes trois braves, tout meurtris, tout sanglants comme ils étaient, et ordonna de les mettre dans la même prison ; ils n’en seraient jamais sortis s’ils n’avaient fait la paix entre eux, ce à quoi ils se résolurent.

Antonia. — Certes, ce fut beau.

Nanna. — Si beau que je le racontais à tous les étrangers et que je fus sur le point d’en faire un poème par Gian-Maria le Juif ; je n’en fis rien, de peur de passer pour une glorieuse.

Antonia. — Dieu t’en donne récompense !

Nanna. — Dieu le fasse ! Mais si cette histoire fit rire tout le monde, celle que je vais te conter stupéfia tout le monde. Au comble de la faveur où m’avaient portée mes amis (grâce à ce

  1. Castruccio Castraccani degli Antelminelli, souverain de Lucques, né vers 1280, mort excommunié le 3 septembre 1328. Fameux homme de guerre et aventurier. Machiavel a écrit sa vie.