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Page:L'oeuvre du Divin-Aretin - Partie I.djvu/171

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LES RAGIONAMENTI

sédais de tourner la tête aux gens ! Antonia, je me trouvais quelquefois à avoir jusqu’à dix amoureux à la maison, et partageais si bien entre eux les baisers, les caresses, les paroles, les serrements de mains, qu’ils se croyaient tous dans le paradis, jusqu’à ce que vînt à moi quelque nouveau pigeon, affublé à la Mantouane ou à la Ferraraise, d’aiguillettes, de rosettes et de rubans. Je l’accueillais comme on accueille quiconque vous apporte des cadeaux, et mes galants plantés là (comme dit la Génoise), je l’emmenais dans ma chambre. Il fallait voir tomber la morgue de ceux que je laissais dans la salle, comme tombent les noisettes au premier froid, et les fleurs au souffle du vent ! On n’entendait parmi eux que soupirs, sans qu’ils disent un mot, et ils ressemblaient à des gens qu’on emmène de force et qui s’enflent le dos, faute de pouvoir mieux faire. Aux soupirs succédaient les plaintes, mêlées de morsures de doigts, de coups de poing sur la table, de grattements de tête, de promenades muettes, de quelques bouts de vers mis en lambeaux qu’ils chantonnaient pour se décharger la rate. Comme je ne me pressais pas de revenir, ils finissaient par prendre le chemin de l’escalier, et pour que je les rappelasse par derrière, ils disaient quelque mot à haute voix, à la servante ou aux autres. Après avoir fait un tour dans la rue, ils revenaient, trouvaient la porte fermée et tombaient dans le plus pitoyable désespoir.

Antonia. — L’Ancroia[1] n’était pas aussi cruelle.

Nanna. — Tu es portée à la compassion.

Antonia. — Oui, j’y suis portée et veux l’être toujours.

  1. Héroïne d’un poème de chevalerie populaire à cette époque. La reine Ancroia est la sœur du roi Mambrin, que Renaud a tué de sa main. Elle est invincible et réduirait complètement la France et Charlemagne si Roland n’arrivait à point pour lui livrer une terrible bataille. Il lui propose deux fois de se convertir au christianisme. Mais malgré la subtilité des explications théologiques que lui fournit le neveu de Charlemagne, elle se refuse à comprendre le mystère de l’Immaculée-Conception et celui de la Sainte Trinité. Alors Roland se décide à tuer l’Ancroia, la fière et cruelle reine sarrasine. Dans ses premières années, l’Arétin ne manifesta pas