Page:L'orfèvrerie française aux XVIIIe et XIXe siècles.djvu/194

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aussi étrange que celle qui, à notre époque, a été qualifiée d'art nouveau. Au dix-huitième siècle au moins l’orfèvrerie était restée élégante, et, si elle nous charme encore par son originalité, c’est qu’elle avait été conçue et exécutée par de véritables orfèvres, soucieux de maintenir les traditions de leur art. Totalement différente de ce qu’elle avait été, même aux plus brillantes phases de son histoire, elle n’en est pas moins une des plus parfaites qui ait jamais existé, et cela pour plusieurs motifs. Le principal, celui auquel sera toujours particulièrement sensible un homme de métier, c’est qu’à aucun moment ne fut mieux respectée cette règle, qui est une des bases de l’esthétique applicable à toutes les industries, et en vertu de laquelle une forme décorative est essentiellement dépendante de la matière dans laquelle elle est traduite. Or, au dix-huitième siècle, l’orfèvrerie a eu ce mérite de tirer du métal, par les moyens les plus simples et avec une habileté supérieure, tous les effets dont celui-ci est susceptible, et de ne lui demander que ceux-là seuls qu’il pouvait rendre. Étant donné que le procédé employé, celui de la retreinte au marteau sur l’enclume ou la bigorne, et du repoussé à la recingle et au ciselet, constitue à peu près son unique moyen d’action, c’est une joie autant pour l’homme de goût que pour l’homme de métier de constater avec quelle adresse il en use, comme il sait assouplir la plaque d’argent, la plier aux formes qu’il lui plaît, trouver les ornements qui conviennent le mieux, tantôt en ménageant des surfaces lisses sur lesquelles resplendit à l’aise et frissonne la lumière, tantôt en faisant saillir des godrons délicats ou puissants qui opposent des ombres alternatives aux clartés rutilantes des reliefs. Toute matière a son langage propre, son caractère expressif, ses qualités spécifiques qui lui confèrent une beauté intrinsèque. L’argent possède une éloquence spéciale qu’il faut savoir faire jaillir, et qui porte en lui des secrets qu’il ne livre qu’à la condition qu’on les lui arrache. Sa blancheur lui donne une certaine apparence de mollesse, un aspect froid et comme pudique. Mais que le marteau vienne frapper adroitement et modeler à petits coups la plaque de métal, vous voyez cette pâleur s’animer et palpiter, l’épiderme d’abord presque incolore s’affermir et vibrer, une vie intense et nerveuse surgir de la torpeur glacée. Ce sont les caresses de la lumière qui opèrent le prodige, les molécules de l’argent, rendues plus denses et plus serrées par l’action de l’outil, doivent offrir des parties tour à tour planes, aiguës ou arrondies, des repos et des mouvements, des coins d’ombre et le mystère, propices aux effets des rayons lumineux qu’il s’agit de provoquer. Forcer le métal à frémir sous les caresses du ciselet ou la morsure du burin, favoriser par des pleins et des vides, par des reliefs accentués ou des unis adoucis, habilement variés et maniés, les rencontres, les chocs ou les moelleux enlacements de la lumière, voilà, en définitive, le grand secret, le but du travail de l’orfèvre. Eh bien, il est certain que jamais l’art n’a fait mieux parler l’argent qu’au dix-huitième siècle; jamais il ne lui a fait dire avec plus de charme, de vivacité