Page:Léo - Jean le sot.djvu/4

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les gens. Car ce qu’on préfère partout, au village comme à la ville, est ce qui reluit, ne fût-ce point d’or.

Jean n’avait pas assez de finesse pour comprendre qu’il entre de l’alliage dans les plus belles pièces, et de même grand mélange d’amour-propre dans l’amour. Quant à lui, il aimait bonnement où son cœur allait, et les siens lui étaient chers, quels qu’ils fussent, beaux ou laids, spirituels ou bêtes, estimés ou honnit. Il avait même le cœur ouvert pour tout le monde ; et cela le rendait malheureux de sentir qu’on ne l’aimait point.

Il avait alors déjà perdu son père et sa mère : celle-ci, bonne âme, qui tel qu’elle l’avait mis au monde l’aimait et le défendait toujours. Après le mariage de la sœur, on fit les partages, et Jean le Sot eut pour tuteur son frère aîné Jean le Sage, à qui échurent la ferme et l’innocent.

Jean le Sage, homme doux et plein de prudence, n’était pas mauvais pour son frère. Il ne le grondait jamais durement, ayant observé que ce qui réussissait le mieux avec le pauvre garçon c’étaient l’amitié et les bonnes paroles ; grâce à ces façons en effet, Jean le Sot était plein de zèle et ne demandait qu’à obéir à son frère et à lui plaire. Malheureusement, il ne comprenait jamais bien. Quelque précaution que prit Jean le Sage, il ne pouvait cependant tout dire. Toujours par quelque fente, la parole laisse passer l’esprit, n’étant ni assez vaste, ni de texture assez fine pour l’enfermer tout entier. Or l’idée de Jean le Sot était si peu en accord avec celle des autres, qu’il dénichait toujours l’imprévu. Quand il s’en tenait à la lettre, il faisait scrupuleusement des bêtises inimaginables ; s’il recherchait le sens, pis encore ; ça ne ressemblait plus à rien et rentrait dans le chaos, dont le bon Dieu n’avait pas tiré tout à fait l’esprit de ce pauvre humain.

Si patient que fut Jean le Sage, on comprend qu’il se lassât d’un tel compagnon et songeât à se marier. En homme prudent, il choisit une fille honnête et bien pourvue, dont les parents faisaient valoir une belle ferme à six lieues de là. C’était un peu loin, et ça dérangeait fort Jean le Sage. Mais elle avait au moins cent écus de plus que les autres, cela valait un bout de chemin. Il partait donc les samedis soir pour aller passer le dimanche à la Grangelière, et, ne laissant au soin de ses intérêts que des mercenaires, il essayait toujours de s’en fier à son frère, et lui faisait