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LE MARCHAND DE BONHEUR

mon existence, j’ai connu la misère, dans la seconde, la douleur. Ainsi mes sens se sont aiguisés ; si je disais à quel point, on ne me croirait pas. Certain visage en détresse, au coin d’une rue, m’a bouleversé l’âme et ne sortira jamais de ma mémoire. Il y a des intonations que j’évite de me rappeler, pour ne pas pleurer bêtement. Ah ! les comédiens ! Quel génie il leur faudrait pour reproduire ce qu’ils auraient éprouvé ! Ni trémolo, ni exagération… L’accent juste… le merveilleux accent juste… qui sort des entrailles. »

Aussi toute note fausse dans l’intonation, tout essai de sensiblerie mensongère, les simagrées philanthropiques, la « bonne dame » et le « bon monsieur », ce qu’il appelait la voix de gorge, l’exaspéraient. J’ai vu des maladroits, le sachant charitable, se vanter devant lui de sacrifices, de bienfaits imaginaires. L’ironie s’amoncelait dans ses yeux soudain noirs et brillants. Il « coupait » l’hypocrite par quelque exclamation déconcertante, ou bien exprimait son incrédulité avec une douceur sournoise qui mettait la franchise en joie. Les lecteurs n’ont qu’à se reporter aux portraits de d’Argenton, de Mme Hautman, d’Élisée Méraut. Mais aux figures de roman les plus complètes manque, comme il le disait « la moiteur du réel ».