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ALPHONSE DAUDET

il célébrait la noblesse en quelques phrases intimes et courtes, par les ruelles de genêts et d’herbes familières, nous nous remémorions ces heures fragiles. Le passé joignait le présent. Notre silence était chargé de regrets, car nous avions formé les plus beaux rêves : voyages à deux, voyages à pied, toutes les émotions, toutes les surprises que mon ami tirait des moindres épisodes. La maladie rendait ces choses impossibles :

« Sais-tu, Léon, sous quel aspect je vois les routes ? comme des issues à ma douleur. Fuir, m’évader à un tournant. Comme elles sont belles, ces longues routes roses de France que j’aurais tant aimé parcourir avec toi et ton frère ! » Il levait ses yeux noirs avec un gros soupir et je sentais mon amour pour lui s’augmenter d’une pitié immense.

Au sortir de l’enfance, mon père est toujours devant moi, fier et vaillant et paré par la gloire naissante. Je sais qu’il écrit de beaux livres, et ses amis le félicitent, ses grands amis que j’appelle les géants, qui viennent dîner à la maison, monsieur Flaubert, monsieur de Goncourt, monsieur Tourguenef. Je l’aime beaucoup, monsieur Flaubert. Il m’embrasse avec un gros rire. Il s’exprime très fort et très haut, en frappant des coups de poing sur la table.