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DE L’IMAGINATION

bien cela, tout à fait cela : Beauté, Désir, Douleur.

Moi. — Ces phases d’exaltation sensible devaient être l’état normal d’un Shakespeare ou d’un Balzac. Ils ne voyaient le monde extérieur qu’à travers le monde qu’ils portaient en eux, la lorgnette de leur Imagination. Aussi tous leurs personnages, si rapprochés soient-ils de la réalité, portent la marque du Maître, quelque chose de hagard et d’excessif, qui nous paraît de temps en temps choquer la raison et cesse de nous émouvoir. Le Roi Lear, le Père Goriot deviennent des monstres de l’amour paternel, à force de manifester cet amour.

Et ne trouves-tu pas que ces outrances soient encore une preuve de l’origine intérieure de ces œuvres colossales ? La plupart des hommes n’ont pas de sentiments complets, de sentiments purs, tels qu’ils sortent de la forge des âmes héroïques. Ils ne boivent pas sans frelatage le vin de l’Amour, celui de la Haine, celui de la Pitié, celui de la colère, etc.. Ils se contentent de vagues mixtures, et la haine de celui-ci est en partie maintenue par la crainte, et la pitié de cet autre est limitée par son égoïsme, et le remords de ce troisième est éteint par sa fureur. En un mot, chez la majorité des humains les passions s’amoindrissent par le contact et le mélange. Elles perdent leur tranchant, leur aigu, leur couleur. Elles deviennent