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VIE ET LITTÉRATURE

dissemblances, d’après le grave scrupule qu’il portait aux choses sensibles. Il interrogeait son entourage, ceux qui passaient et jusqu’aux faits du jour. De ces trois génies si mûrs et si vastes il chérissait la sincérité. Il se les proposait en exemples. À force de converser avec eux, il s’était imprégné de leur substance. N’est-ce point là besogne de penseur ?

Or, de tous les livres grand ouverts, celui qu’il feuilleta davantage, ce fut le livre de la vie. Impressionnable comme nous le connaissions, ses années de jeunesse avaient dû être pour lui un accumulat inouï de sensations, d’énervements de tout genre qu’il sut classer dans son âge mûr. Mais la maturité, et c’est là une de ses caractéristiques les plus surprenantes, ne fut pour lui ni un dessèchement ni un arrêt. Il conserva intacte jusqu’au bout, élargie seulement par la souffrance, la faculté de s’émouvoir. Cette faculté précieuse et si rare, dans nos entretiens nous la comparions à une plaie par où la force circule, s’épanchant de l’être vers la nature, montant de la nature à l’être. Je me rappelle qu’il l’assimilait à la blessure de la Sainte Lance.

« — Voici, me disait-il, une de mes visions. Notre-Seigneur est sur la croix. C’est l’aube, une aube froide et poignante. Vers le martyre amoureux de la vie jusqu’au point de la perdre afin qu’elle se