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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

les rues, dit Clemenceau. Les journaux de Paris ont vulgarisé ma gueule. Les braves types d’ici doivent s’étonner que je ne jongle pas avec des sacs d’or anglais, comme dans le Petit Journal.

Il y avait, sous cette remarque gouailleuse, une amertume que remarqua Scheurer. Avant de se séparer les deux amis se donnèrent chaleureusement l’accolade.

« Pensons-y toujours, parlons-en quelquefois », dit Clemenceau. Il avait la gorge serrée en montant en wagon et il agita même son mouchoir par la portière, comme un fiancé de village, en signe d’adieu.

Il songeait : « Que n’ai-je été à la place de Goblet au moment de cette sacrée affaire ! J’aurais bien senti si c’était le moment et, si je l’avais senti, je n’aurais pas hésité une seconde. Mais Goblet était un petit avoué de province, Boulanger un amoureux de garnison et Flourens un rêveur bien intentionné, Le fusil était bon, bien en main, Les munitions ne manquaient pas. »

En quittant la frontière, à Pagny, le contrôleur du train, qui l’avait reconnu, vint faire un bout de conversation avec lui : « Je passe souvent par ici, monsieur le député, et, chaque fois, ça me fait gros cœur. Quand c’est qu’on les fourrera dehors, les casques à pointe ! J’ai des cousins alsaciens, des environs de Strasbourg. Ils étouffent, qu’ils disent, sous la botte allemande. Moi je suis pour Déroulède, j’aime mieux vous l’avouer tout de suite et j’étais pour le général, mais je trouve que ça tarde trop. Parce que, vous le savez aussi bien que moi, à la longue ces choses-là s’oublient. Nos enfants en prendront leur parti. Il y en a déjà qui ont renoncé aux provinces perdues. Si ça n’est pas malheureux de voir ça. »