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LE MONDE DES IMAGES.

quelques minutes, comme si je perdais Alphonse Daudet une seconde fois et un renouveau déchirant de la grande séparation. Il n’est aucun de nous qui ne pourrait citer quelque cas semblable, et où la douleur (qui fait partie de la mémoire héréditaire) s’éveille à l’appel d’une hérédofigure, devant le flamboiement du soi.

L’amnésie, c’est l’oubli permanent et complet. Alors que l’omission correspond à l’éloignement momentané des constellations héréditaires, alors que l’oubli correspond à l’éclipse, l’amnésie c’est la disparition de ces constellations hors du ciel intérieur. Elles peuvent, il est vrai, revenir après un long intervalle et nous donner alors l’illusion d’un monde nouveau. Mais aucun effort de mémoire ne nous permet de surmonter l’amnésie, et le retour inespéré de segments de la mémoire perdue échappe à notre volonté investigatrice. Il dépend du bonheur intime, lequel existe comme le malheur intime, d’autant plus providentiel et miraculeux qu’il est plus intime. Le jargon médical a récemment baptisé « lacunaires » ceux chez qui le domaine de l’amnésie est anormalement étendu. Quel qu’il soit, il ne l’est jamais autant que celui de l’omission, chez les mieux doués, et de l’oubli chez les individus normaux. La mémoire est une faculté chiche, sinon avare. Les meilleurs écrivains, les plus riches en pensées, n’ont à leur disposition que quelques centaines de mots et de combinaisons intellectuelles et sentimentales. Ce qui est grand et vaste en eux, c’est la puissance