Page:Léon Daudet – Le Monde des images.djvu/97

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mets une pièce dans la main. Il me remercie avec émotion : « comment avez-vouss deviné que je meurs de faim ? » Ceci m’est arrivé plusieurs fois et devant témoins, que je pourrais citer. En y réfléchissant, j’ai compris qu’un certain désaccord entre la pâleur, la maigreur, et le lustre appliqué du vêtement, et l’incertitude du regard et de la démarche, m’avaient mis la main à la poche. Ceci est une fausse intuition, en réalité une observation accélérée, qui tient à ce que je suis le fils d’un père et d’une mère également doués pour l’observation. On sait qu’ils collaboraient et que les manuscrits de mon père portent, en marge, de nombreuses corrections et des remarques, infiniment subtiles et justes, de ma mère, auteur elle-même de livres de prose et de vers, où brille une analyse lumineuse. Mon esprit s’est donc fortifié de leurs deux influences congénitales et conjointes. Le fait est que je diagnostique la misère, la gêne, la préoccupation d’argent autour d’une table et dans un salon, chez des personnes en apparence fort à leur aise, comme dans la rue, et du premier coup d’œil.

Ma femme qui a les mêmes ascendants que moi, étant deux fois ma cousine germaine, dans la ligne paternelle comme dans la maternelle (elle est issue du mariage du frère de ma mère avec la sœur de mon père), ma femme possède la même faculté. Nous nous amusons fréquemment à mettre en commun nos avis sur tel ou tel cas, entrevus ici ou là, et ces avis, en général, se corroborent.