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Page:Léon Daudet – Le stupide XIXe siècle.djvu/201

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AFFAISSEMENT DE LA FAMILLE ET DES MŒURS.

acier, aux mains d’un chirurgien habile et bonhomme.

Émile au contraire, habitant d’un petit hameau, la Cossandrie, situé à flanc de coteau entre Blois et Tours, devant un des plus beaux paysages du monde, ne lisait que quelques bouquins que je lui prêtais, ou que lui prêtait son curé, avec le Petit Parisien de la veille ou de l’avant-veille. C’était un vigoureux célibataire, retiré de sa vigne, vendue à un voisin avec un sage bénéfice, observateur et critique né, comme il arrive fréquemment dans cette contrée, jadis heureuse et demeurée railleuse. Je dis « jadis heureuse », parce que la Touraine a été décimée par la dernière guerre et que la Cossandrie, en particulier, a perdu huit beaux gars sur dix, qui faisaient l’orgueil de leurs braves cultivateurs de parents. L’idée qu’ils étaient morts pour assurer le triomphe de la démocratie dans le monde, remplissait Émile d’une ironie amère et sans fin.

— Où ça perche-t-il la démocratie ? (demandait-il au garde champêtre, qui avait eu lui-même deux petits-fils tués en 1914, dès le début, alors que la République désarmée opposait des jeunes poitrines au fer allemand). Il ajoutait : « Fameux boucher, la démocratie ! Brancheteau (boucher du voisinage) n’est point à la hauteur de c’te garce-là. »

Quelqu’un lui parlant de la nécessité de ménager les Allemands si l’on voulait être payé par eux, Émile répliqua : « Quand on a écrasé la tête de la vipère, c’est là qu’on s’paye avec sa piau. » Il disait aussi, au moment de l’armistice : « Pourquoi qu’on