Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/129

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j’entends pour les malades, car nous autres médecins avons de tout en abondance. Mais les riches que la paresse, les circonstances ou des habitudes d’esprit ont empêchés de se faire docteurs voient l’existence sous un aspect morose. C’est forcé. Joignez à cela des hérédités mélancoliques, l’abus des toxiques et des soporifiques, la lecture d’ouvrages qui se ressentent de l’atmosphère ambiante. En effet, la littérature, femme nerveuse, impressionnable, reproduit en les exagérant les caractères de son époux, c’est-à-dire de la société. Donc il pleut des traités de philosophie, plus désolants les uns que les autres. Ces fils directs de notre science, nous ne pouvons les répudier. Ils vantent la nécessité de se soustraire à un sort fatal par tous les moyens possibles. Notre métaphysique, mon cher monsieur Canelon, est noire comme du cirage. Nous ne croyons ni à Dieu, ni au diable. Nos pauvres n’ont pas même la perspective d’avoir un jour chaud en enfer. Mais c’est des riches qu’il s’agit ; ces désœuvrés ont encore à leur disposition des romans où il n’est question que des maladies qui les guettent pour les accabler et notre théâtre se plaît à reconstituer les tares héréditaires, à montrer dans l’avenir les vestiges immanquables du passé. Je ne parle pas de la musique qui n’est que de marches funèbres, ni de la peinture qui ne s’attache qu’aux cliniques, laboratoires, autopsies, tous spectacles dont vous avez pu apprécier la joie par vous-même. Aussi c’est une désolation générale et le suicide est d’une extrême fréquence. À une époque, on se tuait dans la rue, à la promenade, au restaurant, au concert, partout. Les femmes, les vieillards, les enfants s’envoyaient une balle de revolver pour un oui, pour un non, pour une pensée fugitive qui leur paraissait résumer leur destin. Les arbres portaient autant de pendus que de fruits et les poissons du fleuve s’indigestionnaient de noyés. Les choses en arrivèrent à ce point que les animaux domestiques imitaient leurs maîtres, et l’on voyait les chiens courir tout seuls à la rivière, les perro-