Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/131

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ments. Grâce à moi, on présente aujourd’hui au Parlement des recensements de suicides très diminués. Cela nous permet de vanter les bienfaits progressifs de notre civilisation sublime. Voilà, cher monsieur, les grands traits de mon administration. Je vous ai passé les minuties, de crainte de vous fatiguer. Au reste vous dînerez avec nos pensionnaires et jugerez par vous-même. »

Un gong strident retentit au milieu de ma stupeur. Un maître d’hôtel en livrée annonça : « Monsieur le gérant est servi. » Nous passâmes dans une somptueuse salle à manger. Aux murs les tableaux représentaient des femmes dans des poses accablées et lascives, sous des arbres aux feuillages éclatants, ou bien l’arrivée au fond de la mer d’un cadavre que les poissons s’apprêtent à dévorer. La table était longue, couverte de cristaux multicolores et de fruits, environnée d’une foule de personnes des deux sexes en grande toilette qui adressèrent à Malamalle un affectueux salut de la tête. Je ne pouvais analyser tant de figures à la fois, mais l’impression était plutôt souriante. J’en fis la remarque à Trub, qui s’assit près de moi et me répondit qu’en effet ces convives à lisière de tombe éprouvaient une sorte d’allégresse.

De l’autre côté, j’avais pour partenaire Mme Malamalle, grasse et minaudière, au visage capitonné de fossettes. Elle me renseigna discrètement sur nos voisins immédiats : « Ce grand blond langoureux, qui embrasse une photographie, est un jeune homme dont la fiancée fut victime du célèbre Boridan. Celui-ci expérimentait alors le traitement de la chlorose par les vapeurs surchauffées et la demoiselle n’y résista pas. Son amoureux est venu nous trouver… À trois places de vous, ce brun à monocle est le maître du précédent, M. Florimol. C’est lui qui professe la mort au chloroforme, la plus répandue, la plus suave. Je crois que l’élève est à point. » L’assistance était trop grande pour une conversation générale, mais des causeries particulières se rejoignaient et emplissaient la vaste