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Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/145

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mais chez des malades extrêmement modestes. C’était l’heure du déjeuner. Le palier de chaque étage avouait à nos narines ce qu’avaient mangé les locataires. Dans une chambre propre et toute simple, ornée de gravures banales, une pauvre femme maigre était couchée. Son mari, qui voulait faire l’homme et dont la gorge ravalait des sanglots contenus, se mit à trembler quand Trub et moi préparâmes derrière un rideau la boîte à instruments et les éponges. Cependant Dabaisse consolait la patiente. Il trouvait, pour la rassurer, des phrases touchantes et belles. Il dit à l’homme : « Il ne faut pas vous sauver. Votre devoir est de rester ici. Ne regardez pas, mais donnez-lui la main. Et vous, madame, serrez-la tant que vous pourrez. Un peu de chloroforme. » Il tira son petit flacon et un mouchoir. Je perçus l’odeur néfaste ; mais quelle atmosphère patriarcale, et que j’étais loin de Malasvon !… Certes la besogne fut rude. Nous n’étions pas trop de deux, Trub et moi, pour passer sans trêve les éponges, les bistouris et les pinces. Le mari fixait la muraille, s’égratignait la tête de ses doigts fébriles. Misnard, son maître dont le front ruisselait, et deux élèves s’activaient autour du ventre de la malheureuse, car il s’agissait d’une terrible tumeur. Enfin, Dabaisse s’écria joyeusement : « Je l’ai. Je la tiens. Une pince. Un catgut. Une pince. Enlevez votre patte, mon garçon. Misnard, ne tirez pas. Laissez-moi faire. »

J’entendis un craquement sourd, comme de filaments qui se détachaient. Trub tendit une cuvette et reçut dedans un gros paquet gélatineux et rouge. Le pansement fut rapide : « Mon ami — Dabaisse s’épongeait la face, — votre femme est sauvée. » Et tandis qu’elle se réveillait, étonnée, balbutiante, embrassant les mains rudes et douces qui l’avaient délivrée, son compagnon éperdu se jetait aux genoux de l’admirable chirurgien : « Assez pour moi. C’est son tour. Le bonheur ne fait jamais mal. Ne la remuez pas. » Les époux s’enlacèrent, elle et lui, si faibles devant le destin. On ferma les rideaux : « Pas de bruit. Qu’elle dorme