Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/15

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


LES MORTICOLES




PREMIÈRE PARTIE

_____


CHAPITRE PREMIER


On se fie rarement aux récits des voyageurs : c’est un soupçon commode, qui dispense d’étudier et de lancer des pierres dans les étangs mornes de l’esprit. Aussi n’essayerai-je pas de convaincre un lecteur trop rétif. S’il pense ce livre mensonger, qu’il le ferme et le jette. Je parle pour les autres, ceux qui ont confiance et cherchent à s’instruire.

Je m’appelle Félix Canelon. Si je m’observe au miroir, je retrouve sans trop de peine, sous le vieillard d’aujourd’hui, le jeune homme que j’aimais tant, aux regards vifs, au nez busqué, aventureux, à l’âme inquiète mais ardente. J’ai maintenant cent cinq ans, bon pied, bon œil, excellent estomac, une femme adorée, deux enfants septuagénaires, cinq petits-fils et petites-filles et douze arrière-bambins qui font ma joie. Ce sont conditions d’optimisme nécessaires à qui veut raconter sans fiel des aventures passées et douloureuses, car le défaut de ces sortes d’entreprises est souvent de teindre de vieux événements avec une bile récente. On n’attribuera donc ma vivacité qu’à