Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/150

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rade. — Il me secouait le bras. — Vous ne vous figurez pas ce qu’ils font, ces médecins. On ne peut même pas crever tranquilles. Ils viennent arroser nos bicoques de phénol, nous empester. Ils ne s’occupent de nous qu’à ces moments-là, parce qu’ils ont peur que nos cadavres ne les empoisonnent. Ah ! si notre pourriture servait au moins à autre chose qu’à enrichir Crudanet et sa clique ! Car le Secours universel les paye, eux les hygiénistes, pour venir faire leurs saletés chez nous. » Je retrouvais cette haine sociale, si vive mais si justifiée, que m’avaient révélée, salle Vélâqui, Jage, Lepêcheur et les autres.

« Jadis, poursuivit Bryant, on pouvait crever sur les champs de bataille ; c’était plus propre ; ça ne profitait qu’aux corbeaux. Maintenant personne n’ose plus faire la guerre aux Morticoles, rapport à leurs inventions d’obus vénéneux, d’explosifs qui donnent l’épidémie. Je l’ai lu ce matin encore dans le journal. Ils ont fabriqué un truc qui éclate en l’air et répand le choléra. Tout ça servira contre nous, oui contre nous, les pauvres, quand nous désobéirons… Mais, patience ! — Il montra ses enfants. — Les gosses que voilà, s’ils vivent, apprendront à manœuvrer le poison et les machines. Alors, on verra… Ce petit-là, monsieur, croyez-vous qu’on me force à l’envoyer à l’école ! Il pourrait commencer à apprendre un métier ; pas du tout. Il faut qu’on lui bourre la tête avec un tas d’histoires inutiles ; il m’a dit l’autre jour : Papa, tu tousses comme un poitrinaire ; c’est ennuyeux, parce que, quand je serai grand, moi aussi je tousserai. »

À une question de Trub, Bryant s’esclaffa : « Si j’irai à leur fête ? La fête de la faim ! La danse devant le buffet ! Ah non, par exemple. La Matière, la science, tout ça c’est aussi bête que le bon Dieu. » En nous servant un morceau de fromage infect, il nous expliqua que la poussière de bois, incessamment aspirée, l’avait rendu phtisique peu à peu. Comme il avait épuisé son stock de réflexions personnelles et commençait à rabâcher, nous lui fîmes nos adieux…