Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/157

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supprime la misère et répand l’aumône comme une urne inépuisable, des ricanements sinistres et stridents grincèrent de toutes parts, vite réprimés par le zèle des agents. La harangue terminée, la statue de la Matière oscilla sur sa large base et se mit en route au son d’une marche funèbre. Autour d’elle ses emblèmes tintaient et brinqueballaient. Elle avait l’air, à chaque arrêt, à chaque heurt, de saluer ironiquement à droite et à gauche.

Nous assistâmes au long défilé des glorificateurs de la Matière. Après les politiques, marchaient les délégués du Secours universel. On se les montrait, on les invectivait, on se racontait comment ils gaspillaient l’argent destiné aux pauvres, on crachait dans leur direction. Je retrouvais là en pleine rue, dans ce jour blême et brumeux, les lamentations et les frénésies qui se chauffaient autour du poêle chez Malasvon. Ensuite, les juges, les vénérables juges. Ils avaient, eux aussi, des symboles pendus à leur bannière, une balance, sans doute parce qu’ils vendent à faux poids, un glaive, ébréché quand il s’agit des docteurs et des politiciens, rouillé, pour les malades riches, mais qui reluit et frappe de toute sa force sur les misérables. À leur tête était Crudanet, fier, arrogant, maître des autres et de lui-même. Sa robe rouge rayée de noir indiquait sa double puissance de magistrat et de professeur. Suivaient les juges subalternes, mêlés aux délégués d’hygiène, aux rapporteurs des crimes et des suicides (je reconnus Malamalle), les médecins des fous, où Trub me désigna un colosse couvert de décorations, le fameux Ligottin, pourvoyeur de chair humaine. Lui et ses collègues de l’Aliénation mentale servent d’intermédiaires entre la justice et les médecins, livrent ou soustraient au bourreau qui bon leur semble, séquestrent, interdisent, condamnent, suivant le dogme de la responsabilité morale, dont eux seuls obtiennent au concours le redoutable secret. Deux lignes de leur écriture suffisent à envoyer au supplice ou au cabanon, à plonger les âmes dans les ténèbres.