Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/227

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et des catégories. Hein, ce n’est pas mal, pour un élève de première année ? Voilà ce que c’est, Canelon, que d’ouvrir les laboratoires à tout le monde. Ah, j’étouffe ! Laissez-moi m’asseoir et m’expliquer un peu ! »

Il saisit l’unique chaise, se mit devant ma table et changea subitement d’allure. Ce n’était plus l’enthousiaste de tout à l’heure. C’était un Morticole, théoricien froid et sec, qui développait des arguments, tel Lestingué à son cours. Ses cheveux se hérissaient au-dessus de son immense front et ses yeux verts me fixaient. Moi, cependant, je m’habillais en hâte : « Canelon, je suis un pauvre par amour. J’ai toujours eu de l’argent ; je passe pour riche, mais mon zèle va aux malheureux. Ma famille a été désorganisée par les médecins. L’un d’eux, un être abject, comme Avigdeuse, comme Tismet, s’est insinué chez nous à la faveur de sa science et a été l’amant de ma mère. Je suppose même qu’il a empoisonné mon père. Ce que je sais, c’est qu’entrant un jour à l’improviste dans la chambre de maman, je l’ai trouvé, ce monstre de docteur, à côté de la chère figure que j’aimais tant à embrasser, dont l’image fut désormais pour moi un dégoût. Pouah ! La vie s’écrasa d’un seul coup, comme un fruit pourri, sur mon âme d’enfant. Je gardai le secret infâme. Bientôt mon pauvre père tomba dans une mélancolie noire, et plus l’ombre se faisait en lui, plus le traître venait coucher avec ma mère, tellement qu’ils sont partis ensemble, laissant le vieux à l’agonie. Il en voulait sans doute à son argent, le bellâtre, ainsi que les crapules de son espèce. Ils se glissent dans les demeures et les ruinent. Il est impossible aux femmes de leur résister. Songez donc : rien n’est caché pour un médecin. Ah, ah ! nos professeurs parlent des horreurs de la confession et de l’action dissolvante du prêtre ! Mais le prêtre, Canelon, — Savade se leva et arpenta la pièce d’un pas trépidant, — le prêtre n’a pas une pareille puissance. L’autre peut promener partout ses mains et ses regards, frôler, tordre et martyriser la