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Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/23

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enflaient. Nous envisagions la situation, l’immensité et nous-mêmes d’un œil sombre. Ou ces Morticoles étaient des fous et nous étions perdus ; ou ils voulaient notre bien et nous étions perdus encore, car ils le voulaient de manière à nous faire rendre l’âme. Le capitaine, malgré son affaissement, s’efforçait de nous rassurer. Crudanet lui avait promis de nous envoyer le lendemain matin des vivres sanitaires et des vêtements destinés à remplacer les nôtres qu’on brûlerait. Après quarante jours, nous descendrions à terre, visiterions la ville et repartirions sans hâte apparente, mais bien décidés à ne jamais revoir une trop hygiénique contrée. Ces propos nous effrayaient sans dissiper nos préoccupations.

La soirée était douce et pure, la lune montait vers l’horizon avec une majesté légère. À mesure, elle traçait sur les flots un long sillage d’argent en forme de rame, où toutes les petites vagues de la surface étaient nettement visibles. Nous restions étendus sur le pont, agités d’un peu de fièvre que nous causaient nos vaccins. Je pensais à ma maison, à mes parents, à notre heureux pays. Le silence s’était fait, mais je sentais qu’on ne dormait point et que les idées de mes camarades suivaient lentement la pente des miennes. Le balancement de notre navire, qui roulait avec un doux clapotis sur ses ancres, balançait aussi nos esprits d’un rythme tel qu’il se communiqua et que l’un de nous se mit à chanter. Un jet de larmes me brûla les yeux. J’entendis, par une secrète communion, plusieurs petits soupirs étouffés. Cette aérienne, cette divine chanson allait chercher et prendre par la main tous nos souvenirs presque semblables ; elle cueillait les fleurs du pays. Elle joignait les fiancées et les mères dans une de ces rondes confuses, comme on en dansait sans doute à la même heure sur notre quai, au clair de lune. J’oubliai mon mal, ma sombre situation, et je glissai au sommeil, bercé par cette voix amie.

Je rêvai que Crudanet me coupait un bras et me forçait à le manger.