Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/25

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Je remarquai que ces apparences robustes étaient des corps allongés et maigres. Leurs figures semblaient stupides et mornes. De leurs bouches aux lèvres épaisses émergeait une langue excessive. Leurs fronts s’élevaient vastes et ridés comme de vieux remparts. Ce qui me frappa surtout, ce furent les dimensions de leurs pieds et de leurs mains, qui valaient bien six ou sept fois celles du plus fort d’entre nous. Ces palettes colossales et calleuses n’étaient pas maladroites ; elles faisaient leur travail avec vivacité : « M. Crudanet, notre patron, dit le sous-délégué, vous envoie des vêtements hygiéniques à double courant d’air stérilisé. Donnez vos loques, qu’on les brûle à l’étuve. » La direction de son bras indiquait le chaudron flottant. Nous nous déshabillâmes sous la pluie. Les physionomies des incurables se contractaient dans des façons d’horribles sourires, tandis qu’ils nous tendaient les singuliers costumes destinés à remplacer nos bons uniformes marins. C’étaient des maillots doubles qui puaient l’acide phénique, les deux enveloppes séparées par une couche d’air, ainsi que nous l’expliqua le capitaine, soumis d’ailleurs à la même formalité. Notre toilette faite, nous avions l’air de phoques ou de scaphandres. Le délégué et les dix hommes aux grosses mains disparurent avec nos frusques, que nous eûmes la douleur de voir brûler dans la chaloupe de cuivre, tandis que celle-ci rejoignait la galère à tête de mort.

Nous étions tous empêtrés, anéantis, et de nouveau en proie à la terreur inexplicable de la veille. Ces habits intolérables, nous n’osions les enlever, de peur d’être aperçus par nos sauveteurs et immédiatement bombardés. Le capitaine nous avait avertis de la froide cruauté des Morticoles, lesquels n’admettent nulle explication, nulle excuse, et suppriment simplement qui leur désobéit. Restaient trois caisses à surprise. Nous nous jetâmes sur elles, car elles renfermaient les vivres alimentaires. Ces vivres ! Aurais-je une mémoire de dix mille ans, je me les rappel-