Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/259

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dans sa crasseuse salle à manger, déchiquetant à belles dents cariées un morceau de charogne indicible, qui répandait une odeur âcre. Ses manches effilochées ruisselaient de sang et de pus. Il me proposa, narquois, de partager sa nourriture, un restant de bidoche cholérique, histoire d’embêter Tartègre. Il me promit sèchement d’être juste et impartial, bien que j’appartinsse à un journal qui ne l’avait jamais ménagé. En effet, Le Tibia brisé menait contre lui une campagne sauvage et le traitait chaque jour d’horrible cochon, de coprophage et d’assassin. Je lui répliquai qu’on pouvait tuer tout en étant propre, et cet aphorisme l’amusa. Pendant toutes ces visites, j’avais contemplé les pieds de mes Léchables. Sauf ceux de Mouste, qui se dissimulaient, silencieux et discrets, dans une chancelière, les autres m’avaient paru de dimension banale, autant que la chaussure le laissait présumer, et je songeais : « Les voilà, ces redoutables supports avec lesquels je me mesurerai bientôt. Que me réservent-ils ? Quelles surprises s’accumulent en eux ? » Ils ne me répondaient pas, s’agitaient même assez peu, car les Morticoles gesticulent plutôt avec leurs bras qu’avec leurs jambes.

Quand je racontai ces visites à Cloaquol, il devint grave : « Méfiez-vous de Tabard. D’abord il ne lave jamais ses pieds. Je les confie à votre imagination. Ensuite il ne porte jamais de chaussettes. Enfin il me déteste et sera enchanté de vous jouer un tour. Mais j’ai là un premier Morticole tout prêt, intitulé le Vidangeur-Boucher, qui vous vengera cruellement. D’ailleurs, je ne vous souhaite pas un échec, car vous ne pourriez rester au Tibia brisé. » Devant ma stupeur, il continua : « Mais, mon pauvre garçon, que voulez-vous que je fasse d’un collaborateur qui échoue à son premier Lèchement ? Au deuxième et au troisième, passe encore. Il y entre autant de chance que d’adresse. C’est au premier qu’on jauge un homme. Regardez Tabard : il est mal disposé pour vous. Or, si vous le léchez dans la perfection, si vous suivez, d’une langue inlassable et savante, le