Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/27

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notre boisson, une eau acidulée, était parfaite, et que de ce côté, du moins, nous n’eûmes pas trop à souffrir.

Vers le vingt-sixième jour, nous étions complètement abattus. Nous n’avions pas la force de chanter, et les airs du pays ne résonnaient plus qu’en douleur dans nos âmes torpides. Notre capitaine était soumis au même atroce régime, car les Morticoles sont passionnés pour une égalité apparente. Ses bonnes joues, jadis rouges et boursouflées, pendaient. Sa voix était sourde, sa démarche chancelante. Heureusement il ne donnait plus d’ordres. Auquel eussions-nous obéi ? Ce qui prouve l’excellence de nos natures, c’est qu’il ne se produisit parmi nous aucune de ces mauvaises excitations habituelles aux navigateurs malheureux. Évidemment, nos excellents amis, par un adroit calcul, nous donnaient juste de quoi continuer à vivre sans nous manger les uns les autres.

Enfin, le trente-troisième jour, un des sous-délégués qui se relayaient pour les visites nous avertit qu’eu égard à notre dépérissement, nous pourrions atterrir le lendemain : « Mais, s’empressa-t-il d’ajouter, vous êtes dans un état lamentable. Il sera donc nécessaire que vous entriez tous à l’hôpital. Peut-être serez-vous réunis, peut-être séparés ; cela dépendra des places vacantes. Vous trouverez là, certes, abondance et réconfort, des jardins magnifiques, une société aimable. Nul doute que vous ne soyez vite rétablis. Cependant, capitaine — et il se tourna vers Sanot —, nous procéderons au désarmement et nettoyage complet de ce Courrier qui risquerait, pendant votre séjour, d’infecter nos galères. » Attentifs au seul espoir de manger à notre faim, de voir le riz, le pain et l’œuf se décupler, nous applaudissions ce langage.

Une galère locale vint nous prendre. Nous avions à peine la force de passer d’un vaisseau sur l’autre et nous trébuchions le long des échelles, dans nos ridicules maillots bruns, soutenus sous les bras par quantité de pieds bots et de bossus qui remplissent les basses fonc-