Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/272

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et jaunâtre ! Partout des os et des tendons saillants. Si ceux de Boridan étaient deux côtelettes, ceux-ci m’en parurent les manches. Et une envie folle me prit de mordre ces maigres outils de la marche, de ronger le peu de chair cornée qui les recouvrait. Même j’eus un moment de sympathie sincère pour ces pieds si commodes et prompts, dont la descente était aisée, dont les orteils s’écartaient tout seuls. Le petit doigt, allongé en fuseau, d’une tournure certes délicate, m’égaya. Le seul vice était dans les ongles, hérissés, méchants et pointus, par lesquels se manifestait la cruauté de leur maître. Quant à la plante, non plus plate, mais cambrée à souhait, elle eût fait une excellente chaise longue pour une naine. Comme je la polissais, elle s’agita nerveusement, et j’entendis de petits rires aigres.

Une chose me gênait. Je ne calculais point la durée, et le tic-tac de la pendule me troubla. Allais-je trop vite ou trop lentement ? C’est ce à quoi je n’avais pas le temps de réfléchir. Ma colonne vertébrale était douloureuse, à cause de mon attitude maladroite. La langue ne me brûlait pas trop. Le deuxième pied de Bradilin différait du premier. Il avait dû subir quelque accident. Deux ou trois cicatrices faisaient crête sur son dos. Un orteil manquait. Lequel ? Sa place était occupée par un étroit cratère, âpre et crémeux, vulgairement nommé œil-de-perdrix. J’eus un instant la tentation de franchir ce léger obstacle. Je me disais : « Il ne fait pas partie du pied ; c’est une excroissance, un rajout, un pourboire de la nature. Il n’est pas dans nos conventions. » Mais je me rappelai la susceptibilité des juges. J’avais sacrifié au cor de Boridan. Donc, audacieusement, j’attaquai cet œil sans regard.

Après ces deux paires, je repris haleine quelques secondes. Cet arrêt causa ma perte ; redressant mon échine endolorie, j’aperçus la physionomie satisfaite de Boridan, puis celle de Bradilin, joyeux encore de sa plante chatouillée. La troisième était le triangle hautain de Tabard. Je suivis