Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/339

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un beau matin que son mariage avait été une sottise, et, comme il est pratique, il n’eut plus qu’une idée : se débarrasser de la femme et garder l’argent. »

L’endroit où nous nous trouvions convenait à ce récit. C’était au revers d’un talus, devant un paysage plat, sous un ciel morne. Trub s’arrêta un instant. Je poussai une exclamation qui le fit sourire : « Cela t’étonne ? Mais tu sais bien que, sous leurs inertes apparences, ces Morticoles sont des tragiques. Avigdeuse calcula qu’il est des poisons d’un maniement simple et il choisit un toxique à longue échéance, qui n’éveillât pas les soupçons. Le malheur fut que, par forfanterie, il s’ouvrit de ce complot à sa vieille maîtresse. Celle-ci, après le mariage qu’elle-même organisa, avait été saisie d’une jalousie féroce. Par un raffinement de vengeance, elle imagina de prévenir la jeune femme du crime que méditait son mari. La pauvre commençait à souffrir de maux inexplicables, et elle dépérissait rapidement. Elle faillit mourir de cette révélation ; puis elle pensa à son enfant, se jura de vivre et de lutter. Et elle lutte. Elle sait exactement les heures où le monstre lui verse quelques gouttes néfastes, et elle évite de boire, ou absorbe aussitôt un contrepoison. Cependant Avigdeuse ne comprend rien à cette persistance de l’être et enrage.

« Ah ! si tu la voyais, Félix, ma maîtresse, quelle pitié emplirait ton cœur ! Elle passe ses journées dans sa chambre, muette, étendue sur une chaise longue, et son âme brisée ne s’exhale plus que vers son petit garçon, qu’elle caresse d’une main chaque jour plus pâle et plus mince. Son mari ne la ménage plus. Il la tient enfermée comme une prisonnière. Las des fioles trop lentes, il cherche le prétexte de la livrer comme folle aux cellules de Ligottin. Mais elle se méfie et déjoue tous ses pièges. Parfois la vieille maîtresse vient. Ils dînent tous les trois ensemble, et c’est moi qui les sers. Voilà, mon cher, six beaux regards à regarder ! Dans la manière dont ils se croisent, s’évitent ou se recherchent, on devine les pires passions… Aux premiers