Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/357

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les rêveurs et les mélancoliques. Les furieux sont en observation à ma maison de campagne. Voici, dans la section des rêveurs politiques, un très beau cas, le numéro 4. » Il ouvrit un guichet, assez large pour que, dans la baie, pussent tenir nos deux têtes : « Par là, m’expliquait-il, on leur passe à manger et à boire. Leur viande n’a jamais d’os. Leurs cellules sont entièrement capitonnées, et tous les objets dont ils se servent sont en caoutchouc. Quant à leur lucarne, elle est trop étroite pour qu’un corps humain, même très amaigri, s’y faufile, et sans espagnolette, par crainte de la strangulation. Enfin, l’on fixe aux lits les matelas et les draps. »

Je regardai ce cachot mal éclairé, ses murs bombés et grisâtres. La toilette de caoutchouc supportait une cuvette de même substance. Sur le lit, incurvé comme une barque, était assis un homme mince, au visage glabre et farouche : « Or çà, maître Tapirre, réformons-nous toujours la société ? s’écria d’un ton badin l’aliéniste, glissant avec précaution sa tête par le guichet. — Je ne vous répondrai pas. Vous m’avez fait doucher trois fois hier, et vous savez bien que je ne suis pas méchant. — Vous vouliez tuer Fauve et tous les gardiens, et vous appelez ça pas méchant. Il trouve, continua Ligottin avec un sourire, que notre société est mauvaise, et il a la prétention de la modifier. Tapirre, expliquez à monsieur, qui est étranger, vos idées sur les Morticoles. — À quoi bon ? riposta l’homme, fixant le sol avec indifférence. Si monsieur est intelligent, il sait à quoi s’en tenir. Ah, malheur ! Vivre dans un pays où les pauvres crèvent de faim, où il y a des devises menteuses sur tous les murs, où les médecins tourmentent les malades ! » Ligottin me poussa le coude pour souligner la folie du propos. « Monsieur (le prisonnier leva sa pâle figure), on vous affirme que je suis fou ; n’en croyez rien. J’ai toute ma caboche. Savez-vous mon crime ? J’ai publié une petite brochure : la Tyrannie industrielle. Mes camarades la lisaient et la comprenaient, bien qu’ils