Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/67

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entorse est intéressante, messieurs. — Il roulait les r comme de petits tambours. — Examinez-la, messieurs les novices. Plein régime. C’est bon. » Il passa rapidement devant mon voisin de droite et haussa les épaules sans s’arrêter :

« Il me dédaigne, grogna celui-ci. Il sait qu’il aura ma peau, l’animal ! » Je voyais le sinistre rassemblement à quelque distance et je percevais la voix rauque de Malasvon. Ainsi ce rustre était la grande célébrité chirurgicale des Morticoles, une des statues futures. Perdu dans des réflexions vagues et sombres, je remarquai pourtant qu’on avait relevé les rideaux du mort et qu’un nouveau demi-vivant occupait le lit :

« Quand sera-ce fini ? Quand sera-ce fini ? » Mon petit Alfred se lamentait en se tordant les mains. Sa figure étroite et ses yeux caves exprimaient une angoisse indicible : « Canelon, je vais mourir. Cette nuit je n’ai pas fermé l’œil. Je regardais la lampe rouge et je me disais que c’était bien triste de ne plus voir jamais même cette lumière-là. Autrefois, dans les exercices où j’apprenais à lire, on m’avait parlé du bonheur : Travaillez, obéissez et vous aurez le bonheur. J’ai travaillé, j’ai obéi et me voilà avec les vertèbres en marmelade, comme dit Malasvon. Est-ce là le bonheur ? Vous qui venez de pays étrangers et qui avez été heureux, dites-moi un peu comment c’est, quand on a un père et une mère, qu’on vit tranquille, aimé chez soi, qu’on mange à sa faim, qu’on se chauffe en hiver, qu’on n’est pas malade. »

L’enfant se tourna vers moi avec effort. Les journaux qui couvraient son lit tombèrent sur le sol comme des feuilles mortes. Il parlait bas pour ne point gêner la visite et l’on sentait que les mots venaient de loin, de très loin, d’un organisme décomposé. Je répondis : « Ce que vous n’aurez pas eu sur cette terre, vous l’aurez, je le jure, autre part. Il y a en nous et tout autour de nous un être que nous ne voyons pas, que nous ne touchons pas,