Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/99

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ront sans cesse la neige et la grêle et les giboulées du rude hiver !

Dans cette allée blême, plantée de cercueils, je restais donc stupide et morne, quand une voix grossière, éclatante, m’expulsa de ma rêverie : « Qu’est-ce que vous foutez sur vos deux pieds, comme un héron, au lieu de travailler ? Si vous commencez comme ça ! » C’était Trouillot, le garçon principal d’autopsie, être immonde, face empourprée de l’alcool dont il remplissait chaque jour sa crapuleuse bedaine, grisonnant déjà, presque un vieillard, corps rompu à la même besogne funèbre depuis plus de vingt ans, corps de colosse porté par des jambes courtes, d’aspect démoniaque. Il passait pour savoir autant d’anatomie que les meilleurs chirurgiens. Ses mains noueuses étaient énormes et il cassait en deux d’un coup de poing la colonne vertébrale d’un sujet.

Je crois que, quand il m’apostropha ainsi, me rappela à l’horreur réelle, je l’aurais volontiers étranglé. Il fallut pourtant lui obéir. Il m’ordonna de l’aider au transport d’un cadavre. Je pris par les bras, dans un cercueil, celui qu’il prit par les pieds, un être maigre du haut, mais exceptionnellement ventru. Hélas, le contact de cette chair dure, sous la peau flasque et froide, la tête qui se balance au hasard des chocs et des secousses ! Nous entrâmes dans une autre salle très claire. Au-dessous de quatre tables de marbre, le plancher se creusait de rigoles ; sur elles étaient des billots graisseux et une caisse d’instruments rouillés. Nous déposâmes notre charge accablante, et le corps, sur le marbre, fit un bruit mat et mou.

Un chef de service entra, suivi de ses élèves qui riaient, plaisantaient, s’envoyaient, à cause du froid, d’énormes bourrades dans le dos. Il s’appelait Avigdeuse, ce médecin, rival en pose et en beauté du chirurgien Tismet de l’Ancre : bien planté, brun, hardi, armé d’une barbe en pointe taillée avec soin et d’yeux cruels, des yeux de forban qui simulaient la douceur et qu’il masquait d’un lorgnon sans