Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/104

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fois à Champrosay. Aussi me garderai-je de tenter une énumération complète. Il me suffit de fermer les yeux pour voir, sur l’écran du souvenir, passer quelques visages familiers, qui ne m’étaient pas tous également chers.

En première ligne, le vieux et bon Nadar, — presque inconnu sous son véritable nom de Tournachon, — notre voisin de l’Ermitage, en pleine forêt de Sénart. Qui nous aurait dit que ce bois paisible, où l’on allait goûter en famille et déjeuner sur l’herbe, redeviendrait un repaire de bandits comme au temps du Courrier de Lyon ! L’Ermitage lui-même consistait en un semblant de ruine recouverte par un cabaret et un peu plus loin, par le vaste chalet de Nadar, de sa femme et de sa smalah, invités, bohèmes, serviteurs et parasites des deux sexes, ânes, chevaux, oiseaux, chiens et chats. Imberbe et moustachu, habituellement vêtu d’une vareuse rouge, roux de cheveux, puis roux mêlé de blanc, puis entièrement blanc, haut et solide, puis voûté légèrement, d’une gaieté perpétuelle, babillarde et communicative, le chroniqueur-ascensionniste-photographe était un de ces robustes témoins de trois générations qui deviennent de plus en plus rares. Il avait beaucoup usé et abusé de la vie, rendu sa noble compagne bien malheureuse, et il en avait un satané remords, et il ne perdait pas une occasion de se frapper la poitrine à ce sujet, sans cesser pour cela de suivre une fantaisie qui avait été débridée, et qui demeurait vagabonde.

Lui aussi, tel Bergerat, avec plus de bonhomie et de verve, déformait les noms à plaisir. Mon père était son vieux Dauduche. J’étais le petit Dauduchon. Il disait affectueusement « mon Goncourt, mon Flaubert, mon Baudelaire », et pour exprimer son admiration vis-à-vis d’un homme du passé, de son passé : « Ah ! c’était quelque chose de gentil et de bien ! » Les histoires qu’il racontait étaient toujours courtes et significatives. Il ne rabâchait pas. Quand il m’emmenait en forêt à la recherche des champignons, notamment des cèpes ou bolets, il était intarissable sur ses camarades de jadis, hommes et femmes, et nettoyant ses trouvailles d’un raclement rapide de son couteau de poche, il soupirait : « Quelle merveille, ce pauvre Flourens !… Si tu avais connu cette crème de Gautier… Tiens, vois-tu, Dauduchon, celui-là est vénéneux en diable. Il ne faudrait le faire manger ni à un chien, ni même à un conservateur. »