Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/103

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Au temps dont je parle, Mariéton publiait une Revue félibréenne, dont la collection sera un jour précieuse et est déjà rare. Seulement, comme il était fort répandu et s’éparpillait en de multiples besognes, l’apparition de ce périodique était variable. Les abonnés demeuraient quelquefois trois mois sans recevoir leur numéro mensuel. Quand ils se plaignaient, Mr le Directeur leur répondait : « Vous n’avez qu’à re.....relire trois fois ce nu…numéro-ci. » Il concluait avec hauteur : « La Revue fé...libréenne n’est pas celle de…de des Deux Mondes… Je ne m’appelle pas Bu…Buloz. »

À chaque instant, par jeu sublime, il citait un éclair de Dante, une strophe de Pétrarque, un vers de Virgile, de Pétrone, de Shakespeare, de Racine, sans aucune affectation, comme un simple prolongement de la causerie. Il faisait aussi le geste de l’attraper au vol, ainsi qu’un papillon, et de l’offrir à sa voisine. La Renaissance était son époque de prédilection et il avait l’air d’être un exilé de ce siècle fastueux, héroïque et railleur. Son attachement à Mistral et au mistralisme était comparable à une fièvre lucide qui ne le quittait pas ; le régionalisme, la décentralisation avaient en lui un ardent champion. Mais vers 1889, les Parisiens, quand on leur parlait de ces choses, ouvraient de grands yeux et accordaient tout de suite tout ce que l’on voulait, afin d’éviter là-dessus les explications. J’ai dit que c’était l’ère de l’aveuglement politique.

Plusieurs des habitués du dimanche matin se retrouvaient chez Alphonse Daudet le jeudi soir, soit à Paris, soit à Champrosay.

À Paris, nous avons habité successivement 24, rue Pavée au Marais, 18, place des Vosges, 3, avenue de l’Observatoire, et 41, rue de l’Université, où mon père est mort le 16 décembre 1897.

À Champrosay, — station de Ris-Orangis, — nous avons habité d’abord à l’extrémité du village, du côté de Corbeil, le pavillon avec atelier d’Eugène Delacroix, puis la grande maison blanche qui se dresse encore aujourd’hui en haut de la côte, finalement une vaste villa contiguë à l’église et descendant, par des étages de pelouses et de prairies, jusqu’à la Seine. Il est bien peu d’écrivains ou d’artistes ou de journalistes, ayant atteint ou dépassé la quarantaine, qui ne soient venus au moins une